I.
Petite fille aux cheveux bouclés, attirée par les costumes et les grandeurs, elle dansait au Théâtre de Dijon en s’élevant avec délice, émerveillée par la musique de Ravel : Daphnis et Chloé?, le ballet...
Dansait-elle déjà? pour faire danser les robes ?
Ce qui l’attirait, enfant : musiques, cuisines inventives, et toutes sortes de tissus, de matières, les couleurs aussi. Elle trimballait souvent avec elle plusieurs petits paniers remplis de ce qu’on appelait... ses vieux chiffons... Parfois, elle s’appliquait à savourer ses repas en se servant de baguettes en bambou pour les déguster avec plus de lenteur.
Elle était de ces petites filles qui font des choses intéressantes sans s’apercevoir de la fascination qu’elle exerçait sur les autres.
L’arbitraire, les règles, ne lui convenaient pas, elle cherchait déjà? sa façon à elle d’incarner sa vie.
A la fin de son adolescence, elle sillonnait les routes de France dans une voiture improbable, sorte de maison improvisée, emplie à ras bord de tissus, toiles, vêtements, draps, dentelles, boutons de toutes formes et de toutes les couleurs, et débarquait chez ses amis un peu partout, improvisait des costumes, des toges, des chapeaux insolents.
Et puis, parce que dans les familles il faut aussi penser à faire des études, elle s’essaya au Droit, mais lui préféra le plissé !
Un jour de fin d’été, ses pas la menèrent rue Saint Roch à Paris, et il ne fut pas surprenant qu’elle s’inscrive à l’École de La Chambre Syndicale de la Haute Couture.
Elle y apprit la fabrique de pièces uniques, le moulage au mannequin, l’apprentissage de la Haute Couture, le goût des tissus d’une très grande qualité?, la perfection obligée…
Ensuite, un stage de plusieurs mois chez Yves Saint-Laurent, puis chez Chanel. Elle le savait déjà?, elle n’aimait pas la hiérarchie…
II.
Puis il y eut la rencontre fertile d’une plasticienne allemande, Birgit Heuber. Elles se lancèrent ensemble dans la création d’une ligne de vêtements aériens, sculpturaux,
élégants, aux lignes pures, la mise en valeur libre de tissus magnifiques, soies, taffetas, shantung, étoffes nobles et fluides que les mannequins portaient avec grâce et jubilation.
Les corps des femmes honorés par les formes, les fibres naturelles et les teintes, présentées dans un espace peint de toutes les couleurs de l’arc en ciel.
Ce fut « Lola Bastille », symbolisée par une allégorie en costumes inédits et si beaux, du tableau de Delacroix « La liberté? guidant le peuple », revendication joyeuse et ludique, ainsi qu’hommage au Génie de la Bastille, qui semblait surveiller d’un œil amusé l’appartement où se déroulaient en fanfare et bruissements de soie ses premiers défilés.


Il y eut ensuite d’autres étapes, marquées par des rencontres, celle de Jacques Higelin qui lui demanda de réaliser ses costumes de scène ainsi que ceux de ses musiciens ; Brigitte Fontaine dont elle inventera durablement la garde-robe de nombreux spectacles et tournées.
Ce furent d’autres élans pour explorer l’esprit Lola Bastille.



Et encore et toujours, la matière à décortiquer...
Puis, comme un coq à l’âne apparent, les voiles, assemblage utile et pragmatique de pièces de tissu qui grâce à l’action du vent font avancer les bateaux pour explorer le monde.
III.
Elle fait un stage dans une voilerie, s’initie à coudre les voiles à l’ancienne ou au laser, se forme à la lecture des cartes, à la navigation en mer, aux déviations maritimes.
Elle navigue sur les côtes anglaises et la Méditerranée, apprend à se mouvoir dans les houles, les embruns et les courants.
Puis un jour d’automne, sur une petite plage de sable du sud de la France, nous étions nombreux à fêter son départ pour un long voyage en mer.


Cinq années à parcourir le monde en voilier, initier ses enfants à naviguer, pêcher, cuisiner toutessortes de poissons, de coquillages, glaner des étoffes inédites, faire des rencontres inspirantes, inventer des chasses au trésor sur des îles inhabitées du Venezuela ou d’ailleurs, apprendre des tours de magie, lire comme jamais, combattre les peurs, apprendre ses limites, construire un rapport plus profond au temps, avec patience, sagesse, méthode.
Et souvent, recevoir la gratification singulière imprimée à jamais en eux de la beauté? fulgurante des océans au lever du jour, des crépuscules envoûtants, des solitudes magnétiques.
Toutes ces nuits profondes, des multitudes d’étoiles, ou pas du tout, mais surtout la mer intensément sombre, épaisse, indifférente, pendant que le voilier filait vers des aurores toujours inédites, des récompenses…
IV.
Après un tel voyage, comment apprivoiser le retour ? Retrouver le fil conducteur ?
Ce tour du monde - dit-elle - l’a structurée. Cette rupture avec la vie parisienne qui l’avait régalée l’a ouverte au monde de la lenteur, à apprécier la solitude, à ne pas remettre au lendemain ce que l’on doit faire, à célébrer la vie différemment.
Rapporté aussi de ce voyage, le désir d’inciter les gens à consommer autrement, la conscience douloureuse que le prêt-à-porter est un prêt à jeter.
En Nouvelle-Zélande, le feutre de laine l’attire et tisse ses aspirations et son inspiration ; éleveurs, bergers, tondeurs, filateurs. Qu’est-il fait pour honorer, valoriser leur travail, leur savoir-faire, leur engagement, la connaissance vertueuse et respectueuse de ce que la terre nous donne ?
Elle adhère ainsi à cette chaîne cosmogonique appelée « filière laine ». Elle aime faire des choses utiles : le feutre est un magnifique isolant, thermique, phonique - on
parle bien d’ambiance feutrée - et, dit-elle, « Le vêtement en feutre est une sculpture que l’on porte », rendant hommage à la phrase qu’on attribue à Platon : « Le beau c’est l’utile ».
Elle travaille ses laines, fabrique son feutre, et donne naissance à de somptueux vêtements, manteaux, vestes, gilets, chaussons.
Elle s’intéresse aussi aux masques, une autre histoire pour apprendre autrement, une technique qui demande une manière inédite d’aborder la laine en trois dimensions.

Elle explore encore les possibles illimités du feutre, ce textile non tissé produit par le frottement et l’humidité? depuis des millénaires.
Ce qui lui importe à travers sa façon de le travailler, c’est le dialogue entre le rustique et le raffiné, à notre époque, ici et maintenant.
Un collectionneur de ses amis lui propose le défi d’adapter son art au mobilier des années cinquante. C’est ainsi qu’elle se rapproche de la Knoll Factory de Milan et « habille » de feutre les fauteuils Bird du génial Harry Bertoia, reconnu pour son approche sculpturale, organique et fonctionnelle du design.



V.
Elle reçoit une commande de décors pour Yo Gee Ti, une création du chorégraphe Mourad Merzouki, fusion entre les genres et les cultures. C’est la naissance de Morse Felt Studio, avec Chloé? Lecoup, designer textile.
Pourquoi Morse Felt ?
Il y a toujours une raison : Le morse est un animal des pays froids... et puis le morse, c’est aussi l’alphabet des marins.
Felt, c’est le feutre.
Elles fabriquent ensemble une collection d’échantillons qui seront les bases de la création des décors de Yo Gee Ti, au Festival de la Danse à Montpellier, puis à la Biennale de la Danse à Lyon, en 2012.



De 2010 à 2020, se déclinent une succession d’expositions, de salons, de formations où elle transmet son savoir-faire, ses expériences, propose de multiples ateliers ouverts chez elle sur les hauteurs de Lyon où se cachent sa maison, son atelier, son jardin : Le Lavoir, lieu silencieux par excellence, à l’écart du tumulte des machines industrielles qui produisent le textile.
A l’École Nationale Supérieure des Arts Décoratifs, mais aussi en milieu carcéral et dans des hôpitaux psychiatriques, elle s’attache à transmettre ses passions et la joie de fabriquer.
Transmettre c’est aussi recevoir.

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Elle échange avec d’autres artistes, artisans, fait des rencontres solidaires, par exemple celle de Krystel et Jean-François, feutriers qui ont créé? en Haute Garonne un lieu d’apprentissage dans un grand atelier qui permet de travailler sur de grands formats. Ou encore Fabienne, et aussi Irit Dulman,rencontrée en Italie, avec laquelle elle communique sur la technique de l’eco-print.
Elle participe à des manifestations professionnelles en Italie, aux États-Unis, au Japon où, invitée à une exposition collective sur la Laine, elle reçoit le prix Nikke, et participe à un marché? artisanal dans le Musée de la ville de Kyoto.


VI
L’année 2020 s’ouvre étrangement.
La pandémie déferle dans le monde, le temps est soudainement suspendu.
Le lent, le rapide, la nécessité? de ralentir, ce rapport au temps qui l’a si souvent animée s’imposent à elle qui s’est depuis longtemps questionnée sur ces problématiques.
Comment consommer moins et mieux ?
Comment agir face à un patrimoine industriel et artisanal qui se perd ?
Comment redonner de la lumière à tous ces savoir-faire déniés ou dévalorisés, aller chercher sa laine en respectant toutes les phases traçables de production ? Réfléchir encore et encore, car cette fois tous les niveaux de population dans tous les pays du monde sont concernés.
Pour elle, la pureté? des matériaux avec lesquels elle travaille est plus que jamais un engagement. Isolée chez elle - au Lavoir - elle écoute beaucoup de musique, joue du piano, entreprend des «excursions » quotidiennes dans son jardin sauvage et poétique.
Là encore, elle se promène avec ses paniers.
Elle recueille avec délice et soin chaque jour par petites touches de véritables pépites : fleurs de toutes les espèces aux couleurs qui l’enchantent, feuillages féconds de ses arbres fruitiers, végétaux qu’elle observe et cultive jour après jour.
Ils deviennent hôtes d’honneur dans son atelier où posés-disposés quasi religieusement sur sa grande table de travail, ces feuillages, fleurs, pétales, tiges de plantes, révèlent après plusieurs phases de traitements spécifiques et de cuisson, leur singularité?, leur beauté?, leur poésie, leurs couleurs improbables, lorsqu’on les retrouve imprimés sur toutes sortes de tissus, toiles brutes, soies subtiles, velours aériens, lin...
Tous ces amalgames de fibres qui l’ont inspirée lui donnent aussi l’envie de « tisser le non tissé ». Une nouvelle liberté? lui apparait, ludique encore, à partir de l’esthétique très formelle du Damier, employé? en architecture pour les sols, dans la construction des façades, en urbanisme et dans les jeux, de dames, d’échecs, ou encore dans le pied de coq, emblématique de la Haute Couture, et que les spécialistes de l’ésotérisme appellent Le Labyrinthe... S’y perdre pour mieux s’y trouver...
C’est ainsi qu’elle crée ses tapis singuliers, entre sculpture, tenture, joyaux. Supports à rêver, se perdre, chercher, vivre.

VII
Bientôt, pendant l’automne et le début de l’hiver 2021, une exposition à la Galerie Métamorphik, tout près du Lavoir et de son jardin, présentera ses chemins retracés.
Le titre de l’exposition : « des fibres silencieuses ».
Fibres encore et musique - qui a toujours fait partie de sa vie - sonnent dans ce titre.
Webern disait : « Le silence d’avant la musique fait partie de la musique. Il n’y aurait pas de musique s’il n’y avait pas de silence. »
Comme une réponse, cette phrase de Claude Berri - cinéaste et collectionneur averti - écrite sur un miroir accroché dans l’atelier d’Elisabeth : « L’avantage de l’art, c’est qu’on n’a pas besoin d’en parler. Sa compréhension nécessite le silence. »
À Elisabeth, ma sœur,
Françoise Berthon, Août 2021
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